Analyse

La transition démographique met l’expertise sous tension

Publié le : 24/04/2025

Dans un contexte de vieillissement rapide de la population active1 certains secteurs de l’économie française s’inquiètent de la transmission des savoirs.

Dans l’industrie, l’énergie ou la banque, une même alerte revient, plus discrète que celle des crises énergétiques ou des tensions d’approvisionnement, mais tout aussi stratégique : la disparition progressive de savoirs professionnels, portée par un vieillissement rapide de la main-d’œuvre.

Cette fragilité se manifeste à mesure que des générations entières de techniciens, ingénieurs ou agents de maîtrise quittent le marché du travail, emportant avec eux de précieuses compétences souvent acquises au fil du temps sur le terrain.

précieuses compétences souvent acquises au fil du temps sur le terrain.

Des métiers techniques confrontés au vide générationnel

Impactée par la crise du COVID2, la filière aéronautique et spatiale peine à redémarrer, freinée par une pénurie persistante de main-d’œuvre. En 2023, près de 30 % des postes spécialisés sont restés vacants. En cause : des difficultés de recrutement, mais surtout des départs massifs à la retraite. Dans l’industrie, plus de 60 000 départs annuels sont attendus d’ici à 2027, selon l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM).

La filière nucléaire incarne cette difficulté comme aucune autre. Après des décennies passées sans construction de nouveaux réacteurs sur le sol français, la filière tente de redémarrer. Le programme de six EPR, annoncé en 2022 par Emmanuel Macron, vise une première mise en service autour de 2035. Mais la main-d’œuvre manque cruellement. Plus de 30 000 recrutements seront nécessaires, selon le groupement des industriels (GIFEN) : 20 000 pour les chantiers, 10 000 pour l’exploitation et la maintenance. À Penly (Seine-Maritime), où deux EPR sont prévus, 10 000 emplois devraient être créés.

Un effet domino dans la fonction publique

Le phénomène touche aussi les grands opérateurs publics, souvent dans une relative discrétion. Dans la fonction publique, 37% des agents ont plus de 50 ans. La Cour des comptes, dans un rapport de 2024, tire la sonnette d’alarme et appelle à une meilleure anticipation. Elle recommande notamment de mieux prendre en considération la pyramide des âges dans les pratiques RH et préconise de « construire un appareil statistique en vue de produire des projections démographiques de l’emploi public de l’État« . Une façon polie de dire que notre fonction publique n’est pas préparée à faire face au grand vieillissement de ses effectifs.

Un transition dans mal anticipée

Les entreprises, dans leur grande majorité, ne sont pas prêtes. Selon le baromètre Apec 2023, 65 % d’entre elles n’ont pas de stratégie claire pour gérer les départs en retraite. Une sur quatre seulement a mis en place un dispositif structuré de transmission des savoirs. Et près de huit DRH sur dix reconnaissent que les seniors sont peu valorisés dans la gestion des compétences.

Car le vieillissement démographique ne soulève pas uniquement la question du nombre d’actifs, mais aussi celle de l’expertise. À l’heure des carrières fragmentées et des parcours discontinus, l’expérience longue devient une ressource rare. Pourtant, elle reste décisive dans les environnements techniques complexes — réacteurs, avions ou systèmes bancaires.

Le cas du langage COBOL en est un symbole. Héritée des années 1960, cette technologie structure encore plus de 70 % des systèmes informatiques des banques mondiales, selon Reuters. En France, BNP Paribas, Crédit Agricole ou Société Générale continuent à faire reposer leurs lignes de code que seuls quelques milliers de développeurs, souvent en fin de carrière, sont encore capables de lire et de modifier. Une vulnérabilité technique inquiétante, à l’heure où le vieillissement de la population active menace déjà la productivité et l’innovation.

La question se pose aussi dans l’Education Nationale dont le corps professoral n’échappe pas à la tendance démographique. Lors de son discours de politique générale, le Premier Ministre Michel Barnier avait pour la première fois abordé un éventuel recours à des professeurs retraités pour améliorer la formation et faire face aux pénuries: “Nous devons trouver des réponses au défi posé par le remplacement des professeurs absents. Au-delà des améliorations en termes d’organisation et de formation, ne pourrait-on pas, par exemple, faire appel à des professeurs retraités volontaires, y compris pour accompagner leurs plus jeunes collègues ?”

Dans le privé, certaines entreprises conscientes de la rareté de certaines expertises, n’hésitent plus à rappeler leurs anciens. Une manière pragmatique de répondre, au moins temporairement, aux défis de la transmission et aux tensions sur les compétences techniques.

Ce mouvement de « boomerangs » — ces retraités qui reviennent pour transmettre — reste encore marginal, mais il gagne en reconnaissance. Il interroge notre manière de penser la fin de carrière : faut-il systématiquement couper le lien, ou au contraire l’organiser intelligemment ?

Certaines entreprises commencent à bâtir des stratégies durables. L’Oréal, par exemple, fait appel chaque année à près de 75 anciens collaborateurs retraités pour des missions ciblées dans la recherche, la qualité ou les RH, une manière de prolonger la transmission des savoirs, tout en valorisant l’expérience. Mais cette initiative reste encore l’exception, et pose une question : peut-on s’appuyer durablement sur des solutions ponctuelles, quand le défi est structurel ?

Face à ce défi, un levier d’action est parfois oublié : celui des nouvelles technologies, qui pourraient compenser le manque de main-d’œuvre et continuer à pousser la croissance. Selon l’OCDE, un tiers des effets économiques liés au recul de la main-d’œuvre d’ici 2035 pourrait être compensé par l’automatisation.

Parallèlement, le Future of Jobs Report du Forum économique mondial indique que 85% des entreprises comptent investir dans l’IA et l’automatisation d’ici 2027 pour pallier au manque d’effectif. 

  1.  En 2024, les plus de 50 ans représentent 33 % de la population active française. D’ici 2030, près de 50 % des actifs auront plus de 45 ans. (INSEE – 2024) ↩︎
  2.  Le Groupement des Industries Françaises Aéronautiques et spatiale estime à 10 % la perte de productivité entre 20120 et aujourd’hui ↩︎

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