Dans son dernier livre « Une seconde vie », le philosophe François Jullien se penche sur une nouvelle étape de l’existence, synonyme d’émancipation libératrice et de nouveaux possibles. Interview.
L’allongement de la durée de vie est un défi majeur des années à venir. Aux enjeux économiques et sociaux d’une telle urgence démographique s’ajoute une dimension philosophique : que faire de tout ce temps ? Dans son dernier livre Une seconde vie (ed. Grasset), François Jullien se penche sur ce moment pivot d’une vie : celui où de nouvelles possibilités insoupçonnées nous apparaissent et permettent de nous renouveler et de réinventer notre rapport aux autres et au monde.
Le philosophe pose ainsi l’idée qu’il y aurait deux temps dans la vie, pas forcément liés à l’âge d’ailleurs : celui d’une première vie induite par son environnement et celui d’une seconde vie librement choisie. Plus qu’une seconde chance, cette dans cette seconde vie que résiderait la possibilité de devenir vraiment soi. Interview.
Quelle est votre définition de la « seconde vie » ?
François Jullien : La seconde vie est un moment où, conscient de ma propre mort à venir et du temps qui me reste à vivre, je décide de donner un nouvel essor à mon existence. C’est l’idée que la vie est faite de moments de tarissement mais aussi d’une capacité à franchir ce tarissement, donc de se redéployer dans un nouvel élan. C’est un moment où quelque chose se modifie de manière imperceptible au début, puis qui va se révéler à moi. Il y a alors ceux qui restent accrochés et s’épuisent dans le premier élan de leur vie, et ceux qui franchissent cette étape et s’ouvrent une seconde vie.
Pouvons-nous choisir d’entrer volontairement dans cette seconde vie ?
FJ : Est-ce que cela dépend de moi ? Non, pas au départ, mais ensuite, oui ! Au départ, ce processus s’opère à notre insu, ça chemine en nous. Et puis il y a un moment où j’en prends conscience et où je décide, ou non, de l’assumer, d’ouvrir cette seconde moitié de vie et de l’affirmer, d’en faire un moment crucial, un tournant. C’est un processus progressif de décantation, de tri, au cours duquel on s’interroge : ce que je fais, ce que j’investis, est-ce utile ? est-ce fécond ?
Diriez-vous que cette seconde vie est un moment de réalignement avec soi ?
FJ : La seconde vie commence au moment où commence la liberté. Au départ, nous ne sommes pas libres mais induits. On croit avoir choisi mais en fait, cela a été très largement choisi ou pré-choisi par d’autres : l’éducation, le milieu, les parents, le premier emploi…
La seconde vie s’ouvre à nous le moment où l’on commence à être libre de manière concrète : parce que l’on a vécu diverses choses, on commence à pouvoir comparer, à pouvoir faire le bilan. C’est la liberté de s’interroger : finalement, qu’est-ce qui a été porteur, qu’est-ce qui est fécond ? Et de là, la liberté de décider. Ce regard rétrospectif sur sa vie permet de pouvoir commencer à choisir, à l’aune de notre vécu, de désinvestir ou de fermer certaines choses et d’en investir d’autres, à meilleur escient et dans d’autres directions. Cela permet donc d’amorcer une possibilité de liberté concrète, effective, qui me paraît très précieux. C’est donc un nouveau rapport à soi, au monde et aux autres. Et c’est là que je commence à être au vrai départ de ma vie, parce qu’à son initiative. C’est partir d’une globalisation de tout ce que l’on a vécu et en tirer parti pour essayer à nouveau, tenter à meilleur escient.
Si cette liberté est liée à l’expérience, les plus jeunes peuvent-ils y prétendre ?
FJ : Pour moi ce n’est pas une question d’âge. On peut mûrir très tôt sa seconde vie et la commencer à 20 ans ! Elle peut aussi ne jamais commencer. On peut avoir 90 ans et être resté dans cette naïveté de la première vie. Il y a bien sûr un âge qui représente un tournant dans la vie, généralement autour de 40 ans, au moment de la perte de ses parents. Mais la seconde vie n’est pas restreinte à un âge.
Il y a quand même quelque chose qui me semble assez déterminant, c’est le rapport à la mort. Je crois qu’il y a deux âges dans la vie : un âge où la mort, c’est la mort des autres, ce que Spinoza appelle « la mort vague », et un âge où on pense à sa propre mort. Et là, ça change tout. Une fois que l’on a posé l’idée de sa propre mort, un présent plus consistant est possible.
C’est-à-dire ?
FJ: Le grand problème de la vie, c’est qu’on ne peut vivre qu’au présent mais que le présent n’a pas d’existence. C’est une vieille histoire de la philosophie qui remonte aux Grecs. Comme le dit Saint Augustin, le futur n’est pas encore, le passé n’est plus et le présent n’est que le point de passage du futur dans le passé. Le présent n’est qu’un point, il n’a pas d’extension, pas d’existence. Comment vivre au présent, puisque le présent nous échappe ? C’est le paradoxe de la vie. Et je crois justement qu’un présent advient avec la seconde vie, parce que l’on a posé sa mort.
Je ne sais qu’une chose, c’est que je vais mourir. Quand on a réalisé cela, qu’il y a un terme, alors entre ce terme et maintenant, aussi furtif que soit maintenant, un présent effectif se dessine et me somme de me dire : « qu’est-ce que j’en fais ? » Dès lors que l’on réalise le terme de sa vie, cela fait émerger un présent où tout se joue. Cette prise de conscience se fait plus ou moins tôt.
Cette prise de conscience de la mort suppose aussi de surmonter l’angoisse qui l’accompagne…
FJ : Oui, il y a une décision personnelle qui se joue ici : soit je fuis cet avenir, soit je l’assume et je le regarde en face. C’est la fameuse phrase de La Rochefoucauld : « le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement ». La seconde vie c’est ça justement, c’est se dire qu’il y a un terme et qu’on le sait. Et lorsqu’on le réalise vraiment, il n’y a plus d’angoisse. Dès lors qu’on comprend ce qu’est le mécanisme de la vie et qu’il faut laisser la place… l’angoisse disparaît. C’est plutôt l’urgence qui apparaît : que faire de ce temps qui reste ? Par exemple, là j’écris un livre parce que je me dis qu’après, je ne le ferai plus… Donc il y a l’idée de ne pas rater ce temps qui reste. Et ça ce n’est pas un lieu d’angoisse, c’est un lieu de mobilisation.
Au contraire du mot retraite, qui conclut la vie professionnelle, vieillir ce n’est donc pas se retirer de la vie, mais c’est bien la réinvestir. Cela permet-il de trouver une nouvelle place, plus harmonieuse peut-être ?
FJ : Je me méfie beaucoup de l’idée d’harmonie. Avoir ce terme de la mort en face de soi, ce n’est ni être dans la sérénité ni dans le drame, c’est tout simplement être dans l’effectif. Je préfère le terme dégagement dans mon livre : c’est-à-dire laisser tomber ce qui nous enlise ou nous freine dans nos capacités d’agir ou de vivre, et en faire émerger un nouveau possible effectif qui permet de commencer à vivre d’une façon plus choisie, plus libre, avec plus d’initiatives qu’auparavant.
Ce rapport entre pensée et vie paraît essentiel dans votre livre. Comment se manifeste cette lucidité que vous défendez ?
FJ : La lucidité signifie qu’il y a une lumière, lux, qui vient de l’expérience. On devient lucide, ce n’est pas un savoir appris ou enseigné par d’autres, c’est un processus qui me vient en cours de vie, malgré moi. Je ne l’ai pas choisi mais il fait son chemin en moi. Et cela implique de passer par du négatif. C’est l’expérience difficile ou malheureuse qui nous rend lucides : maladie, échecs… Parce qu’on ne peut pas désirer être lucide, on préfèrerait plutôt rester avec toutes ses illusions… On dormirait mieux !
La lucidité est cette lumière qui vient du dedans et qui fait réaliser qu’il y a des choses dont on peut se dégager. Elle éclaire de sa lumière un pouvoir de décision, de choix, de volonté. C’est cette immanence de la lucidité qui me paraît précieuse. Et là de nouveau se pose la question : est-ce que je l’assume ou pas ? Cette lucidité est un atout pour ouvrir la possibilité d’une seconde vie. Mais elle ne fait pas tout, encore faut-il l’assumer ! On peut très bien avoir traversé les pires erreurs de la vie sans devenir lucide.
Les discours actuels sur un possible effondrement nous renvoient à notre finitude de manière aigüe. Ce contexte peut-il faciliter l’émergence d’une lucidité commune qui permettrait la prise de décision, donc d’action ?
FJ : Je me méfie du catastrophisme ambiant parce que c’est un discours que l’on a à toutes les époques. Qu’il y ait une transition écologique à faire, j’en conviens. Mais le monde a toujours été dans l’indécision de savoir s’il y avait un lendemain ou pas. Des fins du monde, il y en a toujours eu ! Donc je crois qu’il ne faut pas en rajouter.
La question est de savoir si je suis en mesure d’accepter la lucidité qui me vient. Et on peut être amené, par le climat ambiant, à renoncer à cette capacité, à ne plus se voir comme un sujet d’initiative. Encore une fois, chacun est responsable : je peux me boucher les yeux ou je peux les ouvrir d’autant plus.
En vous écoutant, cette seconde vie donne l’impression d’une étape très positive…
FJ : Je croise souvent des gens dans la rue qui me disent “vous avez changé ma vie”. C’est un peu comme la réforme de Rousseau : j’ai vécu, puis vers 40 ans, je me dis, au regard de ce que j’ai vécu, que je vais commencer à choisir. Avant je n’avais pas choisi, mais là je commence à choisir, à la lumière de ce que j’ai déjà vécu. J’ai un temps, j’ignore de combien je dispose, mais j’ai un temps et pendant ce temps-là, tout peut se passer, tout peut se sauver !
Ce n’est pas optimiste, mais c’est assumer sa capacité d’existence au sens étymologique : se tenir hors. Avec toute la dimension de défi que cela comporte par rapport à ce que je subis, par rapport à l’aliénation contemporaine, à la technicisation forcée… C’est se tenir hors de l’ambiant, de ce qui est purement mondain et qui me confine et confine le monde. C’est me sortir de tout ça pour me tenir hors de tout ce qui m’encombre, m’enlise et m’aliène. Il y a quelque chose qui est joyeux, au sens du « Gai savoir » de Nietzsche. Joyeux parce que choisi, donc résolu, et piétinant ce qui nous encombre d’angoisse y compris la mort.
Sandrine Cochard – L’ADN pour le Club Landoy